2024/11/22 (金) 13:15
J'avais hésité à joindre Hanafû 花風 [1] aux deux merveilles d'hier soir, mais elle leur est trop liée dans mon esprit pour que je ne le fasse pas. La tristesse nue de cette pièce me renvoie aux circonstances que tu connais dans lesquelles je l'ai découverte. Je sollicite à nouveau, c'est bien commode pour le Wasureman 忘れマン [2] que je suis, les reins et les coeurs de nos Folies.
2023/02/22 (水) 6:18
S'agissant d'Okinawa, j'ai eu deux flashes musicaux, à bien des années d'intervalle.
Le premier fut Tanchame 谷茶前, le morceau peut-être de tous le plus emblématique, sans doute entendu à mon premier séjour sur place sous forme de musique enregistrée, comme avant-hier soir encore en fond sonore de quelque taverne à Okinawa soba [3] d'Ikejiri [4].
Le second, je le retrouve dans l'une de nos premières Folies ( mai 2020). C'était sur Kokusai Dôri [5] en 2011, j'étais allé remonter Solo Voice [6] pour Yumi dans la salle municipale de Naha. Un mauvais souvenir artistique d'ailleurs, tant la disposition frontale était la négation même de ce spectacle conçu pour la disposition en puits du Kyoto Art Center. Un soir, j'étais allé dîner dans l'un de ces caravansérails avec plateau scénique incorporé où des artistes du cru faisaient ce qu'ils pouvaient devant des locaux avinés et braillards qui n'écoutaient rien. La danseuse qui semblait n'en avoir cure était sublime, la pièce (Hanafû 花風) déchirante : "c'est la situation de Defune [7], t'avais-je écrit, elle accompagne au port son homme qui part". La vidéo que je t'avais postée en 2020 (une autre danseuse, bien entendu, et en extérieur par un jour de grand vent) est toujours en place, la tristesse est nue et l'émotion n'a pas bougé.
Quant à Defune et à son atmosphère lugubre de déploration lyrique, la pièce me renvoie au disque sublime de Chants du Japon par Yumiko Samejima, que j'entendis en récital dans ce répertoire à son retour d'Allemagne où elle avait fait tourner la tête de Helmut Deutsch, on le comprend, tant la femme (qu'il épousa au passage, l'heureux homme) était belle et chantait divinement !
Par ailleurs, en mai 21, tu m'avais écrit sur le yiddish :
"J'ai nourri depuis l'histoire de mon grand-père jusqu'à toi et au-delà une passion insensée pour cette langue qui me semble toujours un pays d'essence plus haute mais où, désormais, je me rêve citoyen honoraire" [8].
Et je t'avais répondu :
"Je ne vois malheureusement pour te répondre que cette version trop propre de la Brivele der Mamen [9], Grand garçon. Je n'ai hélas que trop de raisons personnelles de mettre ce Defune yiddish au-dessus de tout. "
Je trouve aujourd'hui à la réécoute qu'il s'agit aussi d'une très belle version, un peu analogue à Samejima vs Hibari [10], et le yiddish que prononce la fille me touche d'autant plus que c'est celui de ma mère, et qu'il me "parle" donc plus que celui du merveilleux disque de musique kletzmer que je t'ai adressé hier soir.
2024/11/22 (金) 17:31
J'ai comme tu le sais une passion pour le Serious man, mais le lien du prologue avec ce qui suit me reste opaque : as-tu une interprétation qui te paraisse tenir la route ? En fouillant sur le net , je trouve le paragraphe suivant, dont je ne sais pas trop ce qu'il faut penser. Je crois aussi avoir lu quelque part que le personnage du potentiel dybbouk ne laisse pas de traces de pas sur la neige en sortant, ce qui attesterait son aspect spectral. Ma foi...
J'ai décidé de m'appuyer ce soir The shop on main street [11], pour voir enfin dans ses oeuvres la grande Ida Kaminska [12].
The Prologue introduces the theme of uncertainty. The married couple may be Larry’s grandparents, and Larry’s unhappiness may be the result of a curse, of sorts. One possibility is that the Gopnik family is infected by the malevolence of the dibbuk (though attacked and driven out, he had initially been INVITED under the couple’s roof, and evil, once invited, is almost impossible to purge). If the old man was not a dibbuk, Larry then is the “third generation” being punished for the sin of murder. On the more symbolic level, there is a contrast between how the husband and the wife think. The wife — devout, superstitious and suspicious — is a stranger to doubt. She stabs a man, convinced that he is an evil spirit, and does not give it another thought; calmly shuts the door and (presumably) goes to bed. It is her husband who agonizes over the whole thing. Having intelligence and an inquisitive mind is supposed to help us find answers to the very meaning of existence — but no, it is ignorance and stupidity that lead to confidence and calm, while analytic thinking brings with it only uncertainty and unsolvable dilemmas.
P.S. Je constate que la fille qui chante si bien la Brivele der Mamen dans la version "sage" et dans le yiddish de ma pauvre maman est un cantor !!!
2024/11/22 (金) 18:57
Okinawa est, à part des lectures, une terra incognita pour moi. J'ai tout à apprendre.
Quant au reste...
Tout est dans nos mémoires croisées et sans répétitions autres que les hasards objectifs et le vent de l'éventuel.
J'ai fait un peu de sanskrit mais, à l'inverse de ces langues parfaites, le grec passons, le yiddish a une saveur à nulle autre pareille. On devrait le garder entre nous pour parler des fâcheux.
La scène de prologue m’échappe sinon à penser que le dybbuk aurait jeté quelque sort en disparaissant dans la neige (transpercé comme les vampires ; l'allusion à ceux-ci est
évidente ) ; les accents des deux personnages aussi sont une énigme. L'interprétation que tu cites me dépasse.
En 1995, première année où j’enseigne aux terminales et aux prépas bilingues de La Fontaine et Janson, deux de mes élèves, Ida Gordon et Mélanie Cohen me rapportent d’Israël une modeste boîte de livres de Singer et un jeu de l’oie des sympathiques idiots de Khelm. Elles avaient aussi composé trois livrets (1996, 1997, 1998) des âneries que je disais en cours à gorge dépaquetée. Je ne sais plus où ils se trouvent, et je regrette infiniment comme souvenir.
Je te suis pour Ida [13].
Une phrase pour la vidéo.
[14]אַלץ חזנים סניילז נאַראָנים, אָבער נישט יעדער נאַר קען זינגען.
Elle s'applique à moi parfaitement.
2024/11/23 (土) 6:17
On apprend tous les jours :
One Jewish Chelmer bought a fish on Friday in order to cook it for Sabbath. He put the live fish underneath his coat and the fish slapped his face with its tail. He went to the Chełm court with a complaint against the fish and the court sentenced the fish to death by drowning.
Ainsi tous les chantres (sans doute infatués d'eux-mêmes comme des castrats ?) sont-ils tous des imbéciles ? Le fait est quoi qu'il en soit que tous les imbéciles (et même quelque esprits éclairés) ne savent pas aussi bien chanter que Gershon Sirota.
Pour se souvenir d'un beau film [15]. La scène de l'appel des déportés est aussi forte avec d'autres moyens que celle de leur rassemblement dans le Pianiste.
On est à des années-lumière de la partition contemporaine de Goldsmith pour la Planète des singes, mais la valse en flonflons de fanfare municipale s'insinue comme une haunting melody.
Je regrette pour les trois livrets. Dans les Souvenirs d'un attaché d'ambassade [16], les vannes de Berthelot [17] en arrivant le matin au bureau restent un grand moment. Je ne les ai hélas pas sous les yeux. De mémoire de Wasureman 忘れマン [18]:
L'avantage des guerres civiles sur les autres, c'est qu'on connaît l'adversaire.
Quand on ne sait pas donner la direction, on donne des directives.
À je ne sais quel diplomate qui demandait une faveur pour une dame : "Vous couchez avec ?" L'autre protestant : "Je ne critique pas, je demande".
2024/11/23 (土) 8:25
Première histoire déjà au pinacle.
Voilà pour bien commencer ce samedi.
Sur les guerres civiles : le mot est de Cocteau et cité par Morand (de chic). Les deux autres sont merveilleux, mais je n'ai pas le livre sous les yeux.
Je vais me plonger dans les extraits cinématographiques. Le mien est tiré du conte de Singer et précédé d'un discours :
Pour achever de rendre nos Folies curieuses, cette rareté :
2024/11/24 (日) 6:36
Pour les béotiens comme ton vieux pote, les sous-titres anglais de cette version de l'époustouflant -et inénarrable- discours de Singer ne sont pas de trop.
J'ai honte de moi : je ne connaissais pas ce délicieux film d'animation : un gag à tous les plans, et quelle virtuosité technique : c'est un bonheur de voir ça.
Intrigué par la belle pièce de ce Pergament (qui m'évoque une sorte de Poème de Chausson à mélismes orientalisants), je suis allé chercher sur le net quelques éclairages que je te transmets tels quels à titre d'exercice de version suédoise.
Enligt judisk folktro är Dybuk eller Dibbuk namnet på en ond dödsande som flytt från Gehenna för att ta en levande människa i besittning. Stycket instrumenterades i juli 1936 och spelades in på en 78-varvsskiva tolv år senare med violinisten Ivan Ericson och tonsättaren som dirigent samt reviderades 1970. Det finns flera versioner, som alla genom violinens orientaliska sånglinje speglar musikaliska barndomsupplevelser.
Rapsodia ebraica fullbordades den 15 augusti 1935 och uruppfördes av Konsertföreningens orkester den 2 mars 1938 under ledning av Fritz Busch, som efterträtt Vaclav Talich i Konsertföreningen. I den ovan nämnda radiointervjun avslöjar Pergament att han fick idén när han hörde en kantor från Riga sjunga en jemenitisk folkvisa, Hur underbara äro icke dina nätter, o Kanaan!, men med ett så erbarmligt ackompanjemang att det tog honom över en månad att tvätta bort minnet innan han kunde återanvända melodin. [19]
Et comme Youtube est un supermarché formidablement achalandé, bien sûr que l'on dispose de la Rapsodia ebraica en question, pièce anecdotique largement oubliable. Mais il faut de tout pour faire un monde, y compris musical.
2024/11/24 (日) 20:13
Nous voici dans une saison bien lancée. Galitsyaner [20] aux intonations étranges, Singer est parfois – souvent – difficile à comprendre. Mais ses livres sont merveilleux et ce dessin animé superbe. La nouvelle illustrée par Sendak [21] est un bijou de la littérature enfantine.
La Rapsodia ebraica – diffusée à la radio suédoise – se laisse écouter, moins peut-être que la curiosité finnoise que je t'ai envoyée. D'ailleurs Pergament avait des origines finnoises. L'homme parlait au moins sept langues...
2024/11/25 (月) 6:52
Je me garde au chaud ton choix d'oeuvres de Pergament (dont la musique composée pour les Ballets suédois et créée au TCE la même année que L'Homme et son désir [22] !). Son Dibbuk en effet m'a donné envie de programmer dans nos échanges (je crois que nous ne l'avons jamais fait) le Poème de Chausson, lui aussi inspiré d'un récit fantastique de Tourgueniev, Le chant de l'amour triomphant, où l'instrument a le don d'envoûtement. Janine Jansen, une fête pour l'oeil comme pour l'oreille, fait merveille dans cette oeuvre sublime, jusqu'au fameux long trille pianissimo dans le suraigu de la fin, l'un de ces passages où, comme le dit poétiquement Régis [23], tu as les couilles dans les chaussettes !
2024/12/04 (水) 6:06
Je dois vieillir, ce qui n'est pas un scoop, mais je prends ces jours-ci un étrange plaisir à écouter du Chausson : témoin cette fois, après le Poème de l'autre jour, le Concert, là encore dans l'interprétation enthousiaste de Janine Jansen, d'un Coréen épatant et de leurs jeunes camarades. Je me souvenais surtout de cette oeuvre comme du trou noir de l'Académie de Kyoto [24] : impossible de la programmer lors de la tournée de concerts donnés en marge de l'événement par les professeurs sans susciter du même coup la jalousie irrépressible du premier violon du quatuor... Ici, tout ce petit monde semble vivre en bonne intelligence, tant est indiscutable l'interprétation de ma Hollandaise préférée, dans une pièce à laquelle je prends du coup un surprenant plalsir, maudissant les vélocipèdes et leurs effets mortifères [25].
[1] Solo de danse traditionnelle d'Okinawa.
[2] Wasureman (L'oublieux) est proche phonétiquement de la transcription japonaise du nom de Michel.
[3] Les soba sont des nouilles de sarrasin, consommées partout au Japon. La variété d'Okinawa est produite à partir de farine de blé.
[4] Quartier de Tokyo.
[5] Principale avenue commerçante de Naha, ville principale et chef-lieu de la Préfecture d'Okinawa.
[6] Spectacle a capella créé par Michel à Kyoto en 2002 pour la cantatrice Yumi Nara.
[7] Le bateau qui part (1922), paroles de Katsuta Kogetsu, musique de Sugiyama Haseo .
[8] De François (Folies françaises 2020/05/03 (日) 10:36) : "Saint-Quay Portrieux, où l'ami de déportation de mon grand-père m'apprend le yiddish, le bateau et m'achète des Ker Suçons. C'était un frère pour mon grand-père qui avait perdu le sien chez Adolf, et André sa femme".
[9] Une petite lettre à la Maman, paroles et musique de Solomon Smulewitz (1907).
[10] Misora Hibari (1937-89), chanteuse populaire qui eut au Japon le succès que connut Piaf en France.
[11] Ce film tchécoslovaque de Jan Kadar et Elmar Klos remporta l'Oscar du meilleur film étranger en 1965.
[12] La grande actrice du théâtre yiddish polonais (1899-1980).
[13] Kaminska.
[14] "Tous les chantres sont des imbéciles, mais tous les imbéciles ne savent pas chanter".
[15] voir supra, note 11.
[16] de Paul Morand (1916-17).
[17] Philippe Berthelot (1866-1934), alors directeur de cabinet du Ministre des Affaires étrangères.
[18] voir supra, note 2.
[19] "Selon le folklore juif, Dybuk ou Dibbuk désigne un esprit maléfique échappé de la Géhenne pour prendre possession d'une personne vivante. La pièce a été orchestrée en juillet 1936, enregistrée sur un 78 tours douze ans plus tard par le violoniste Ivan Ericson sous la direction du compositeur, et révisée en 1970. Il en existe plusieurs versions, qui toutes, à travers la ligne orientale du violon, reflètent les expériences musicales de l'enfance.
La Rapsodia ebraica a été achevée le 15 août 1935 et créée par l'orchestre de la Concert Society le 2 mars 1938, sous la direction de Fritz Busch, qui avait succédé à Vaclav Talich. Dans un entretien radiophonique, Pergament révèle que l'idée lui en est venue en entendant un cantor de Riga chanter unair populaire yéménite, Combien merveilleuses sont tes nuits, Ô Canaan, mais affligé d'un accompagnement si effroyable qu'il lui a fallu plus d'un mois pour en effacer le souvenir avant de pouvoir réutiliser la mélodie".
[20] Originaire de Pologne.
[21] Illustrateur et auteur américain de littérature pour la jeunesse (1928-2012).
[22] Argument de Paul Claudel, musique de Darius Milhaud.
[23] Pasquier.
[24] L'Académie de musique française de Kyoto, manifestation annuelle créée au printemps 1990 à l'Institut franco-japonais du Kansai.
[25] Chausson est en effet décédé à 44 ans des suites d'un accident de vélocipède.